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{ Chester's blog }

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4 juin 2005

Coeur d'encre

J’ai beaucoup voyagé pour arriver ici. Debout, un peu penché, d’autres sont avec moi. Celui d’à côté a une étiquette sur le front, je sais lire, j’ai lu 1,50 €.

D’autres, plus vieux, m’ont dit que c’est un prix. Des mains donnent des ronds à d’autres mains. On nous échange contre des ronds.

Je ne sais pas ce que je suis, mais il paraît que c’est bien que je sois bleu. Les plus vieux, qui sont encore là, m’ont dit que des mains allaient me prendre et m’appuyer sur la tête.

Après, il se passera quelque chose de curieux, pas très agréable, on va me faire bouger, je vais un peu saigner, c’est confus, je n’ai pas bien compris. J’attends. Ça me fait un peu peur, mais j’attends.

J’ai vu beaucoup de mains prendre mes voisins. Il y a une rouge dans le pot à côté, nous discutons beaucoup. Elle est très gentille. D’autres, nous ont dit que si on nous mélange ça fait une couleur, du violet. Je n’ai jamais vu de violet mais j’ai appris ce qu’est une couleur, et bleu est ma couleur.

Je suis tout chose, c’est vrai que ça fait drôle. Une main m’a pris, elle m’a appuyé sur la tête ; Tout mon corps s’est mis en mouvement, le système était enclenché, ma colonne vertébrale est descendue d’un coup. L’extrémité pointue est sortie par mon orifice inférieur.

Et là… la main a fait glisser mon bout pointu, lentement, sur une matière très douce, blanche.

La main m’a échangé contre des ronds métalliques, puis une autre main m’a lancé dans un endroit noir et très chaud.

C’était une cage, nous étions prisonniers. Je dis nous, avec moi il y avait beaucoup de la matière douce et blanche, qui m’a dit être un cahier, un cahier grand et lourd. Il dit qu’à l’intérieur il a des pages, elles tiennent par un grand ressort, sa colonne vertébrale.

Dans la cage, il y a aussi un morceau de bois avec un bout gris qui salit tout.

Il est plus jeune que moi, il a très peur parce qu’on lui a dit que son bout gris doit toujours être très pointu et que, pour cela, les mains utilisent une affreuse machine qui coupe, lacère, ponce… un taille crayon.

Il ne peut pas s’empêcher de tout salir, ça l’embête bien parce que ça use son bout gris ; il va devoir passer au taille crayon, je trouve ça effrayant.

La main nous a tous sortis de la cage ; c’était une poche m’a dit le cahier.

Le cahier sait vraiment beaucoup de choses. Il m’a expliqué que dans le magasin il était rangé à côté des livres. Les livres sont très bavards et le cahier a beaucoup appris. Il me dit que je suis un stylo, je m’appelle PILOT G-2, j’ai un look « d’jeun », il paraît que je suis un des meilleurs dans une population qui compte pourtant des milliers de spécimen.

Lui, il s’appelle Clairefontaine. Il est vraiment très beau, ses couvertures sont noires, en carton, et il a 120 pages de papier velouté avec de jolies lignes bleues.

Je suis content, la main m’a rangé dans le ressort de Clairefontaine ; j’y suis bien. Clairefontaine est mon ami.

Quand la main m’appuie sur la tête, c’est une mine qui sort de mon orifice, dans un mouvement vertical, et alors là, ça me fait tout drôle… dès que la main pose ma mine sur le papier, je sens que je dois fournir un effort, je transpire, comme dans une grande course, un marathon, c’est fatiguant. Ça ne me fait pas mal, ça fait un peu bizarre… je me vide un peu, je perds un peu d’énergie.

La main qui écrit est chaude et grande. D’en haut, je vois bien le dessus de la main et parfaitement bien l’autre main. Je vois aussi Clairefontaine et je lis les mots.

Les mains sont massives, il y a des poils dessus, ce sont des mains d’homme. Il écrit des mots que je ne connais pas toujours, Clairefontaine m’explique au fur et à mesure.

C’est l’histoire d’un homme…

« Bon comme il se doit, et d’ailleurs c’est un peu le rôle de ce  site, non ? Je vais essayer de me lancer sur un avis … pourvu que je ne m’y écrase pas d’ailleurs.

Mais par quoi vais je commencer ? Bonne question, c’est tellement plus facile de lire vos avis.

Des vers ? Non je préfère les vider que les remplir !! Mais alors un avis sur quoi ? Le syndrome de la feuille blanche me prend il ? Bon là je sais que je vais déjà un peu trop loin… prétentieux, va !!

Bon, c’est bien sympa cette terrasse de café, mais les piétons n’y sont pas légion non plus !! J’ai beau faire le tour de la place, je suis bien seul ici !! Pourtant je croyais bien avoir cliqué sur ciao café !! Mais où est donc la terrasse ? Le barman ne se déplace pas non plus, je crois bien que si je ne le fais pas moi-même personne ne jouera avec le percolateur. Finalement on est toujours mieux servi que par soi-même !!

Il est là assis, sur cette terrasse, devant cette table ronde de marbre grisée et usée par les ans. Il y pose sa feuille noircie par quelques lignes jetées pèle mêle. Son regard perdu au loin, rien ne le dérange, il n’entend pas le brouhaha de la ville, les voix et rires des tables voisines. Il est là seul, les yeux vides, indifférent à toute agitation. »

Il s’appelle Joël, j’aime être dans sa main et suivre la puissance de ses mots, de ses rêves.

Clairefontaine et moi, parlons beaucoup de ce qu’il écrit, c’est une nouvelle, « Un moment d’absence », nous avons hâte de connaître la suite.

Joël écrit d’autres mots, « Audrey », il écrit « aimer », les mots dansent sur les rimes lyriques de la passion fiévreuse. Il vit l’amour comme un rêve éveillé, Clairefontaine dit qu’une telle histoire est rare.

Les livres lui ont dit que l’amour est ce qu’il y a de plus compliqué pour l’homme. L’humanité serait constamment en quête d’idéal amoureux, l’épanouissement dépendrait des histoires d’amour.

La majorité humaine semble se démener avec des sentiments collatéraux, « je t’aime – tu m’aimes – on s’aime : on passe notre vie ensemble ».

Pour d’autres, plus rares, incapables de s’investir dans une relation avec l’autre ? aimer passe par un créateur qui dicte les conduites, les règles de vie et impose l’altruisme. On appelle ça les religions, je pense que ce sont de simples « garde fou » ; simples est trop simple, des « garde fou » édictant toutes les règles, jusqu’à la prise de nourriture parfois, et donnant les explications à « Pourquoi » « Comment »… Les religions ont sans doute étaient conçues par des hommes très intelligents, les premiers businessmen de la Terre, les premiers packages complets de règles comportementales avec, en prime, les fondements de la création humaine.

Cela fait maintenant 15 jours que j’écris des mots. Quand Joël me prend dans sa main je suis impatient, je sais comment former les lettres, marquer la ponctuation et rester en l’air, comme ça, quelques secondes, dans l’attente du mot ou de la phrase. Je suis vigoureux, en pleine force de l’âge.

Aujourd’hui, il s’est passé une chose extraordinaire. Secrètement, j’imaginais ce moment, doutant qu’il puisse arriver. Audrey m’a pris dans sa main, elle a ouvert Clairefontaine, l’a retourné et s’est mise à écrire.

C’est bien le cas de le dire, nous étions tout retournés. La main de Audrey est plus petite, plus fine, mais surtout plus douce.

Elle me fait voler sur les pages, c’est une caresse.

Les mots, les mots aussi sont différents, on dirait que les femmes ont une sensibilité différente. J’ai senti, dans la main d’Audrey, des mots à fleur de peau. Tout autour de moi, ils me frôlaient, dégringolaient, se battaient pour être écrits.

Clairefontaine était très ému, l’autre main d’Audrey était posée sur la page blanche et en caressait le velouté.

«Il est vrai que je m’imprègne des êtres comme des livres. L’immersion lente, progressive, pour comprendre. Du tiède aller vers le chaud et être en sécurité. Me noyer, ne faire qu’un ? Mais qui est qui ? Me donner et recevoir.

Avec les livres, extraordinaire, je sais que le livre a une fin, j’accepte d’être malmenée par les mots.

Avec toi c’est différent. J’étais au chaud, insouciante, bienheureuse, était-ce le bonheur ? Oui, on appelle ça le bonheur je crois.

J’ai continué mon immersion, allant chercher encore plus de chaleur, ne faire qu’un, la fusion ?

Au cœur, au cœur de toi je me suis brûlée…

J’étais collée à un iceberg, un bloc immense et solide. J’ai donné des coups pour le fracasser, il n’a même pas bougé. J’étais accrochée, collée, coincée, il faisait sombre. L’adhérence, aimantée…

Il m’a fallut me débattre pour sortir de là. Projetée à la vitesse de la lumière, j’ai fait la traversée en sens inverse, je ressenti la chaleur et puis… froid, froid, j’étais sorti de toi, en dehors de toi.

Je te survole, te regarde de l’extérieur, quelle drôle de planète es-tu pour avoir une surface tiède, une écorce chaude et un cœur glacé ?

Tu n’es pas un livre, l’histoire n’est pas finie, je n’ai pas vu le mot fin.

Ta solitude, ton jardin secret, cette part de toi qui souffre silencieusement, ce sont à eux que je me suis glacée.

Je les ai violés… ton cœur a explosé.

AIMER ; accepter l’indestructible, l’indéfinissable, l’inviolable iceberg de ta solitude.

T’AIMER ; accepter cette vie à jamais secrète, ces rêves non partagés, ces fantasmes secrets.

Tes rêves circulent sur un radeau de glace, sans me tuer je ne peux y accéder.

Mais je sais, je sais comment je ferais.

Je ferais fondre ce putain d’iceberg tellement je vais t’aimer. »

Clairefontaine et moi étions tout émus. La mélancolie combative, la rage des brûlures… enfin nous connaissions Audrey.

Leur amour nous apparût alors comme le combat de deux âmes perdues, blessées, sensibles.

21e jour : Mon réservoir est au ¾ vide, je sens que mon énergie décroît, le plaisir des mots lui, est de plus en plus fort.

24e jour : « Il sent pourtant le vent doux et tiède glisser sur les feuilles des arbres qui l’entoure. Ces platanes qui ont vu, entendu, tant et tant au fil des ans, partagé les silences nocturnes de la ville endormie.

Témoins de rencontres amoureuses, de moments doux et joyeux, de ruptures douloureuses et humaines, ils sont depuis si longtemps ignorés par tous, seuls quelques uns leur font honneur, comme cet oiseau au plumage coloré qui sautille sur ses bras torturés dans une danse effrénée  autour de  son amour printanier. Les fourmis qui ne cessent de charrier leurs élixirs de vie sur son échine écornée.

La  vie reprend son sens, les fleurs du quartier ont unis leur parfum, mélangées leurs couleurs, l’eau coule tranquille et rassurante de la bouche de cet ange des fontaines. Un chien de passage s’arrête brusquement  devant cet océan de fraîcheur, y plonge le museau, et repart à toutes pattes comme il est venu. »

26e jour : « JE T'AIME tu me manques... ici tu aurais été, ici je t'aurais aimée » « mais avec toi ce n'est pas du rêve c'est chaque jour plus beau encore » « oui, la bonne humeur comme son nom l'indique cela se hume... je ferais un domaine où l'amour sera loi, où l'amour sera roi, et tu seras reine.... » « Tu es là, près de moi tant et tant, tout autant, que le temps, une fois, des fois parfois et te voilà le plus souvent toujours près de moi....je suis bien... »

28e jour : Clairefontaine compte ses pages, près de la moitié sont remplies. Dans nos longues conversations, lorsque la maison est silencieuse, nous nous interrogeons beaucoup sur les hommes.

Ils ont le pouvoir extraordinaire d’exprimer leurs pensées, leurs sentiments. Ils ne le savent pas mais, ils sont les seuls êtres vivants à pouvoir faire ça. Ils peuvent construire et détruire, c’est phénoménal. Pourtant, il nous semble qu’ils ne maîtrisent pas ces pouvoirs. L’humanité à 3 millions d’années et l’homme se comporte comme s’il était un petit enfant. Il vient d’apprendre à manger seul, avec sa cuillère. Il cajole son nounours et casse le jouet de son copain.

De nombreux hommes ont réfléchis, beaucoup, très intelligents, ont donné leur avis. Certains ont créé des œuvres si magnifiques qu’on les dirait d’inspiration divine. Des poètes, des musiciens, des philosophes… des artisans, avec leurs mains, ont bâti des cathédrales, plus modestement avec la même magnificence, ils ont confectionné un confiturier ou une table.

Des femmes ont accouché et élevé leurs enfants, des hommes se sont battus pour prendre les terres de leurs voisins ou pour défendre les leurs.

Et ça fait des millions d’années que ça dure…

Il existe un mot, très joli. Expérience… cette capacité de réflexion et de remise en question ne semble être utilisée qu’individuellement, et au plus pertinent, à partir de la moitié de la vie d’un homme.

3 millions d’années après le premier homme, des femmes meurent encore en accouchant, des enfants, des populations entières meurent de faim, un homme qui a la peau blanche peut empêcher un homme à la peau marron de travailler, de manger, d’avoir un toit, de vivre.

Comment se fait-il que l’humanité n’en soit que là ?

Et puis finalement, avec Clairefontaine nous nous disons qu’il s’agit là d’interrogations bien absurdes. Les hommes ont bien dû réfléchir à ce sujet et trouver les réponses convenables… seulement, nous n’en avons pas connaissance.

Nous nous disons que nous sommes bien contents d’être tombés entre les mains de Joël. Sa main vibrante, virile, sûre d’elle, empreinte d’une poésie allant parfois jusqu’à la déchirure. Souvent ludique, il nous amuse aussi.

« Le moment d’absence » continue.

31e jour : Une petite main m’a pris. Elle était pressée mais semblait ne pas maîtriser l’écriture comme Joël. Nous avons écrit un texte incompréhensible « code pour dézinguer Groudon ennemi juré de Pikachu : □∆►▼□⌂ Entrer ». C’était sur un petit papier jaune de piètre qualité, ça m’a fait mal à la mine. La petite main ne m’a pas rangé avec Clairefontaine. Je me suis retrouvé dans un pot avec d’autres stylos et crayons. J’ai retrouvé le crayon de papier de la poche. Le pauvre, squelettique, gris, tout rayé, il souffrait le martyr. Il avait une grande blessure juste à côté de la mine, ça le faisait atrocement souffrir ; c’est à cause du taille crayon m’a t’il dit, il est sans pitié et se moque bien de me déchirer.

Le taille crayon était aussi dans le pot, personne ne lui parlait. Il faut dire qu’il était tout au fond et qu’il était lui-même très silencieux. Il m’effrayait un peu, toutefois je tentai d’engager la conversation pour le ramener à de meilleurs sentiments.

Il s’appelait UHU, sous ses airs de dur, car il est vrai qu’il est en acier inoxydable, il n’aimait pas ce qu’on lui faisait faire. Sous sa lame tranchante, il entendait geindre les crayons de papier, ça le rendait fou. Il m’expliqua que souvent les tailles crayons se sabordent, se suicident en abîmant leur lame à un tel point, qu’ils deviennent inutilisables. Son rêve était d’appartenir à un molubdotémophile, mais ça n’arrivait que très rarement, alors il pensait sérieusement à salir sa lame, la faire rouiller dès que l’occasion se présenterait, et surtout à garder un maximum de plomb et de bois sur sa lame pour l’encrasser plus vite.

Mon séjour dans ce pot fût une drôle d’expérience.

J’ai pu, aussi, m’entretenir avec des Stabilo. Ils sont vieux, connaissent beaucoup de choses très importantes. Ils n’existent que pour ça, pour souligner les choses importantes.

Ils sont un peu sots parfois, ils crient très fort : «  16 heures coiffeur Joël !! », parce qu’ils croient que c’est très important. Ils n’arrivent pas à différencier l’heure du coiffeur pour Joël et une la poésie de Baudelaire. Ils ne connaissent pas ou peu les verbes et la conjugaison, mais leur intérêt est qu’ils sont vieux. Quelques uns ont 30 fois mon âge, ils connaissent des choses anciennes, se rappellent quand Joël et Audrey ont emménagé dans la maison « Vider Carton Vaisselle », « Déchetterie Cartons », « Chercher Maintenance Chaudière » ; ça me faisait un peu envie en les écoutant, mais en fait, à y regarder de plus près, je préfère l’intimité très forte, si courte soit elle, à cette longue vie dénuée d’autres intérêts que des utilisations fugaces sur des horaires ou des phrases écrites par d’autres.

Clairefontaine me dit qu’il voit mon niveau d’encre baisser, il s’inquiète un peu pour moi.

Une vie de stylo dans le monde de l’écriture c’est comme une vie de papillon dans le regard d’un enfant.

Ça me fait peur. J’ai appris à mesurer ma ressource, mais c’est beaucoup trop frustrant, le dilemme est de plus en plus douloureux. Je dessine maintenant les mots avec la maîtrise et le plaisir qu’aurait un artiste abouti. Oh ! je sais bien qu’un artiste n’est jamais abouti, alors imaginez !

34e jour : Nous sommes partis en voyage, avec Joël.

37e jour : « A l'est de l'Europe, triste paysage... d'un peuple en souffrance, dans un pays qui ne demande qu'à vivre...D'un saut de puce vers l'ouest me voici sous le charme de cette ville de Bohème.. »

40e jour : La douce main m’a repris « Tu étais loin, si loin et pourtant la sensation qu’une partie de toi est toujours là, en moi. La certitude de l’attachement. Certitude de l’amour ?

Dans quelques minutes dans tes yeux je vais me noyer, me perdre, m’oublier… oserai-je ? Oserai-je… »

43e jour : « Sur la table, la feuille retenue par le stylo ondule au gré de la brise, se soulevant régulièrement, il est toujours là, et pourtant si absent qu’il ne remarque pas une présence à ses côtés. Seul un subtil parfum l’enivre, brouille ses sensations …. Les oiseaux s’envolent brusquement, des cris d’enfants l’envahissent. Une moto démarre en trombe, moteur à plein régime. Un autre véhicule passe, laissant derrière lui un panache de fumée noire et nauséabonde.

Soudain, il entend  l’onde d’une voix douce lui demander, « excusez moi, monsieur, puis je vous empruntez cette chaise ? »

Mon encre est au niveau du ressort. Clairefontaine est de plus en plus inquiet, je ne suis plus très bavard, je m’économise pour les mots, je veux écrire encore, je veux écrire beaucoup. La douleur maintenant, de plus en plus violente, de l’encre qui s’échappe se mêle au plaisir toujours plus intense de l’écriture.

Je connais la main de Joël, c’est là que je suis né. Je sais former ses lettres par cœur, je n’ai plus besoin d’y penser. Si je ne souffrais pas tant, je pourrais, maintenant, rester concentré sur le sens des mots et des phrases.

47e jour : ça s’arrange entre Joël et Audrey, ils s’aiment ces deux là, c’est sûr. Je voudrais vivre tout le temps avec eux, pourtant je sens que ma fin est proche.

Clairefontaine me supplie de m’économiser, il me parle beaucoup. Il s’est renseigné auprès du Dictionnaire et il me dit qu’il existe des recharges ou des cartouches pour les stylos, mais il ne sait pas si ce procédé peut m’être appliqué.

J’aime toujours autant les douces pages, l’énergie de la chaude main qui me tient. Mon mécanisme fonctionne très bien, je serais peut être rechargé ?

Ah, cette douleur… toujours, de plus en plus là…

48e jour : je suis fatigué, très fatigué. Mon encre part, ça me vide, je m’essoufle. Les mots sont tellement beaux « D’un mouvement souple il tourne la tête, ses yeux reprennent vie son visage s’éclaircit, elle est là debout devant lui, souriante, à attendre sa réponse … pardon euh oui bien sur…dit il un peu gêné,  il la voit s’éloigner tirant la chaise aisément, le regard toujours posé sur le sien.

Une sonnerie stridente retentit, Il ouvre subitement les yeux, le reflet blanc du plafond l’aveugle, ses paupières se referment.

Les rayons du soleil rayonnent dans la pièce. Il se lève, s’assied à son bureau,  prend son stylo et se remet à écrire… »

Joël remonte son stylo vers ses lèvres. Dans un long souffle chaud sur sa mine, il tente de chauffer les dernières gouttes d’encre.

Non, décidément, il ne fonctionne plus.

D’un geste machinal, avec l’assurance qui le caractérise, il jette le stylo dans la corbeille d’osier. Parmi les enveloppes déchirées, les courriers froissés, les tailles de crayons de papier et une feuille veloutée un peu chiffonnée sur laquelle il distingue « Joël, viens me chercher, s’il te plaît, viens ! ».

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8 septembre 2004

Le Train était à l'Heure

Quel âge avais-tu, 17 ans, 20 ans, 25 ans ?

Quelle était la couleur de tes cheveux, blonds, roux, bruns, châtains ?

Et tes yeux, marrons, bleus, verts ?

Et POURQUOI, pourquoi T’AS FAIT ÇA ?

Le train s’arrête, au milieu de nulle part, il est 8h15.

Dans le compartiment à 8 places, nous nous regardons, nous sommes 6 femmes.

Levant les yeux au ciel et nous disant, qu’encore une fois, le train aura du retard. C’est con, pour une fois qu’on était à l’heure, à 5 mnts de la Gare de Vaise.

10 mnts plus tard, nous rions franchement ; le train est toujours arrêté, personne ne nous dit rien. On casse la SNCF, comme d’hab. Encore une panne ? Un bagage à vérifier, il paraît que le plan vigipirate est à nouveau d’actualité ?

C’est lassant, il y a toujours des galères sur cette ligne.

Je quitte le compartiment, un coup de fil à passer à mon dirlo, j’ai un paquet de dossiers sur le feu, ces retards ne m’arrangent pas.

Dans le couloir du train quelques personnes circulent, portables collés à l’oreille – « Non, on est arrêtés, je ne sais pas pour combien de temps ».

Je rejoins deux personnes à la porte du wagon ouverte, je me renseigne « Vous savez pourquoi on est arrêtés ? »

« Il y a un homme sous le train, un suicide »

… je sors mes Chesters, les filles me regardent « Oui, on va s’en fumer une ».

Une quatrième jeune fille se joint à nous, les deux plus jeunes me demandent une cigarette, je la leur donne. Elles sont choquées et les clopes tremblent sur les lèvres, au bout des doigts.

« Un homme ? »

« Un jeune, un jeune homme »

Nous cessons de parler, fumons, nous regardons.

Mes pensées vont vers mon fils aîné, c’est un jeune homme… Puis vers les parents de ce garçon, et lui, et le train, la souffrance…

Je repars m’asseoir dans mon compartiment et j’informe ma joyeuse compagnie. Les visages se figent, se crispent, se ferment, la tristesse et chez les plus jeunes l’incrédulité, la notion du désespoir est là…

Nous attendons 1 heure dans le train, un homme passe « Tirez les rideaux s’il vous plaît, on va retirer le corps ».

Dans tout le wagon un silence bruyant nous envahit. Plus un portable en route, les regards se croisent… chargés de questions et de larmes qui ne couleront pas.

20 mnts plus tard, on nous demande de nous rendre dans le dernier wagon, les rideaux ont été réouverts, les camions de pompiers font tourner leur gyro, les sirènes hurlent… du dernier wagon nous voyons la civière qui vient d’être descendue dans la rue par cordages… un linge blanc sur un corps qui a fini de souffrir.

Du dernier wagon, nous sommes invités à descendre sur la voie, des autocars viendront nous chercher. Pendant une centaine de mètres nous longeons la voie ferrée, en file indienne, silencieux.

Au téléphone, mon directeur me rassure « pas grave pour les dossiers, vous arriverez quand vous arriverez, on collectionne les bugs depuis 8 jours, on est plus à ça près ».

Nous arrivons au fond d’un vieux quartier, sur une route sans issue.

Tous debout à attendre les autocars… 4 gros bus arrivent, les deux premiers pour Vaise, les deux suivants pour Perrache.

Les pompiers sont, pour la plupart, de jeunes garçons, leurs visages sont fermés, mais ce sont eux qui nous dirigent vers les bus.

En montant dans le bus je dis « bonjour » au chauffeur, il est surpris et me répond.

Nous arrivons en gare de Vaise, le chauffeur prend son micro « Bonne Journée à tous »

« Merci » avons-nous répondu.

Puis nous sommes descendu dans le métro, nous nous sommes perdus de vue…

Arrivée au bureau, après avoir posé mes affaires, j’ai fait le café et me suis assise à mon bureau. Un peu perdue… mon directeur est venu me voir, il m’a servi mon café.

On bosse dans le « social », on est payé pour aider les gens en difficulté, pour lutter contre la dégringolade, contre la misère, le désespoir, le malheur…

Mais il y a des jours où ça te pète à la gueule – Ce jour là tu as envie de crier, tu as envie de dire « Arrête bordel, la vie peut être belle !! » « Exprime toi, vas y, lâche tout »…

Ce jour là, aussi, tu as envie que Dieu existe…

A toi, jeune inconnu.

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